Alors pourquoi donc son impact se distinguerait-il au sein
de la compétition en s'imposant au milieu des autres champs
réflexifs ?
Sans doute, ce montage d'archives personnelles correspond-il
à un happening générationnel où le format super
8 aurait rempli sa mission hautement libératoire de créativité
individuelle mise à disposition de tous ceux qui s'en emparaient alors
avec gourmandise !...
Certes, à l'heure actuelle de la vidéo
numérique mondialisée en partage on line et à profusion,
la nostalgie aurait beau jeu de se manifester comme un repère originel
pleinement légitime en rappelant néanmoins qu'avant le super
8, d'autres formats comme les 8, 9 et 16mm avaient eu leurs aficionados mais
sans susciter un tel succès populaire qui, en définitive, n'aurait
guère eu d'autres successeurs concernant le support argentique.
Serait-ce donc qu'Annie Ernaux aurait eu le pressentiment
que reconstituer le puzzle des souvenirs familiaux en les rassemblant sur
un long métrage pour porter témoignage d'une époque
au travers de ces traces mnésiques sommeillant au fin fond des armoires
patrimoniales, aurait la vertu de fédérer la mémoire
collective ?
Pourquoi pas, mais cela ne serait guère la meilleure
piste pour comprendre l'enjeu original de cette création
cinématographique dont, en fait, la romancière n'est pas
l'auteure.
Si, en effet, l'influence médiatique d'Annie Ernaux
n'a pas eu à attendre le support de l'image animée pour faire
florès, c'est bien par la littérature que l'écrivaine
sociologue aura engendré un phare géolocalisé par son
exemplarité autobiographique d'émissaire factuel en osmose
avec la contemporanéité.
C'est David l'un de ses 2 fils, journaliste devenant ainsi
de facto réalisateur, qui lui aura donc conseillé d'utiliser
le matériau filmique capté dans la décennie des seventies
(1972-1981) pour faire contrepoint à l'écriture relatée
dans son journal intime sur cette même période.
Construisant ainsi un texte narratif en miroir des
séquences qu'enregistrait alors, sous forme de films muets, Philippe
Ernaux son ex-mari désormais disparu, la romancière propose
ainsi une mémoire à double tranchant concernant la chronique
d'activités familiales (Annie, David & Eric filmés par
la caméra de Philippe notamment au cours de leurs voyages en URSS,
Albanie, Chili, Maroc, Espagne, Portugal...) impliquant ainsi spectateurs,
lecteurs et protagonistes projetés ensemble au cur d'une tranche
de vie vécue, au-delà de 1968, dans la transparence de
l'observation distanciée.
C'est peu de dire qu'un fossé paraîtra se creuser
au fil du temps entre les deux mémoires, écrite et visuelle,
tout en permettant de relativiser ce qui dans le souvenir pourrait faire
défaut respectif à chacune des deux.
En tout cas, Annie Ernaux ne cherche pas à dissimuler
l'aspect factice du bonheur familial implicitement relaté par ces
images joyeuses mais contredites par ses propres états d'âme
confiés à l'époque à son journal tenu au jour
le jour.
Cette démarche d'objectivité recherchée
à l'instar de son travail similaire élaboré en
littérature présente ici l'avantage original d'élaborer
une dialectique contradictoire entre ce qui est donné à voir
par des séquences radieuses tournées par le mari et ce qui
est donné à entendre où l'épouse & mère
s'exprime de manière existentielle.
La problématique n'étant pas de trancher entre
torts et raisons mais bel et bien d'observer de fait un malaise entre apparences
et réalités.
Ce film se positionne, en effet, tel un véritable
marqueur social et temporel où le passé enjolivé
possède la liberté de se confronter dans un décalage
manifeste avec le vécu du mal-être
chronique.
Cette expérimentation maniée de façon
experte par une spécialiste du parler "vrai" se présente comme
une aubaine dans un festival cinématographique où rarement
la fiction et même le documentaire ont l'opportunité d'être
soumis en interne à leurs propres
contradictions.
Bien entendu, nous n'aurons pas la tentation de réduire
l'édition du Festival de Cannes 2022 à la découverte
de ce schéma expérimental mais puisque ce dernier pourrait
sembler marginal ou hors jeu, nous avons ici la satisfaction de le recentrer
avec ferveur dans la somme des talents qui ont pu, comme à
l'accoutumée, être mis en exergue.
De ce fait, si la notion de voyage est utilisée comme
outil de connaissance "sur soi et les autres", ce thème transversal,
extrait en filigrane "signifiant" des bobines super 8 de la famille Ernaux,
pouvait également s'imposer avec pertinence dans plusieurs longs
métrages toutes sélections confondues à l'instar, par
exemple, des trois oeuvres suivantes :
1) "Godland" de Hlynur Pálmason, grande quête
éthique au travers d'un environnement naturel hostile menée
en terres islandaises telle une mission vers l'absolu.
2) ''Hi-Han" (Prix du Jury) de Jerry Skolimovski, errance
initiatique, à travers le monde, de l'âne gris aux yeux
mélancoliques découvrant, à son insu, les conséquences
paradoxales de l'ambivalence humaine...
...jusqu'à ce que soit consacrée Palme d'Or
:
3) "Sans Filtre" de Ruben Östlund, la fameuse
croisière où le cynisme sarcastique règne à bord
en maître dévastateur jusqu'à son échouage sous
apothéose insulaire !
A l'aune d'un esprit toujours "critique", que vive donc le
Festival 2023... avec une affiche officielle dotée d'une puissance
évocatrice aussi motivante que celle ayant, ainsi, succédé
aux turbulences masquées du redoutable "confinement"
universel.
Theothea le 20/09/22