CHRONIQUES
96 à 100
S19
|
|
|
LE JOUEUR
D'ECHECS
de Stefan Zweig
Mise en scène: Yves Kerboul
|
****
Théâtre Poche Montparnasse
Tel: 01 45 48 92 97
|
Après quelques instants d’obscurité, André Salzin
apparaît sur la droite de la scène, allume une cigarette et
s’assoit sur une chaise, seul élément de décor. Un
personnage proustien se présente à nous, il vient nous raconter
une histoire:
Au cours d’une traversée en paquebot de New-York au Brésil,
il a fait la rencontre du champion du monde des échecs; prenant alors
l'initiative d'organiser un tournoi réunissant plusieurs passagers
face à ce champion, un inconnu va surgir et être l’occasion
d’un aveu pathétique!...
Le jeu d’échecs va être ici à la fois l’objet et la
métaphore des capacités du cerveau à maîtriser
l’ensemble des fonctions cérébrales d’anticipation,
d’abstraction, d’orientation spatiale et temporelle, et ce dans une situation
extrême d’isolement durant l’annexion de l’Autriche par Hittler.
Le comédien interprète alternativement les rôles du
champion, de l’inconnu, des passagers et bien entendu celui du narrateur.
Selon le récit, dans un effort de concentration très impressionnant
de jeu et d’exposé oral, quel que soit son état de transpiration,
il ôte ou remet sa veste passant de l’intense subjectivité recluse
à la distanciation objective de l’observateur.
Un travail de comédien remarquable qui dans l’intimité du
théâtre de poche communique les abîmes de la détresse
humaine confrontées aux forces vertigineuses du psychisme.
Theothea le 17/06/99
|
DROITS DE
SUCCESSION
de V. Aze & E. Delcourt
Mise en scène: Thierry Nicolas
|
**
Théâtre Bobino
Tel: 01 43 27 75 75
|
L’affiche annonce qu’il s’agit de la pièce la plus drôle
de l’été!... Nous ne contesterons pas ce slogan car cette joyeuse
équipe de copains est constituée de jeunes comédiens
qui visiblement ont envie de «croquer» des planches!...
La situation est simplissime! Un de leurs proches est mort stupidement
et chacun espère spontanément recueillir une partie de
l’héritage. Le notaire se fait attendre, les tensions s’attisent....
les uns craquent, les autres se défoulent, tous sont quelque peu
déjantés!....
A partir de ce synopsis, les deux jeunes auteurs collectionnent les travers
de nos contemporains, leurs tics de langage, le jeunisme ambiant,
l’égocentrisme généralisé.... et aussi un zeste
de vulgarité que chacun appréciera selon les «lois du
genre»!...
Serait-ce une nouvelle génération de comédiens, style
«Café de la gare» ou "Splendid" des années 2000?
C’est en tout cas le souhait que nous formons pour l’ensemble de la troupe,
avec une mention toute personnelle pour Véronique Boulanger et Sandrine
le Berre.
Les deux jeunes auteurs ont un réel don d’observation et ils savent
entrechoquer les personnages avec un humour cynique!.. Sans doute ont-ils
encore des progrès à effectuer pour appréhender les
ressorts de l’art dramatique! Mise en scène allegro presto, très
efficace! A l’évidence, équipe à suivre avec grand
intérêt!...
Theothea le 22/06/99
|
LES GEANTS DE LA
MONTAGNE
de Luigi Pirandello
Mise en scène: Georges Lavaudant
|
***
Théâtre de l'Odéon
Tel: 01 44 41 36 36
|
Un pont à haubans venu de nulle part fonçant droit sur les
spectateurs et qui s’interrompt brusquement comme un après-bombardement
ou une secousse tellurique, laissant transparaître en coupe sa structure
déchirée recouverte de macadam!...
Une troupe d’acteurs errant, à la manière du voyage des
comédiens d’Angelopoulos, parvenant sur ce pont comme s’il
s’agissait d’un objectif ultime et improbable, rencontre une bande fantasmatique
dirigée par le mage Cotrone, comme dans une image-miroir à
leur errance, à l’instar des anges de Wim Wenders!...
Mais pourquoi donc la comtesse Isle s’est-elle jouée de l’amour
du poète passionné écrivant «la fable de l’enfant
échangé» à son intention jusqu’à le pousser
au suicide et à faire échouer cette troupe s’évertuant
en vain à jouer cette oeuvre avec succès ? Cette trahison
vis-à-vis de l’Art, au nom de la fidélité envers les
liens du mariage, rend impossible tout compromis et voilà cette troupe
se débattant avec ses ombres maléfiques, avec les géants
de la Montagne que l’on ne verra jamais car Pirandello prit bien soin de
ne jamais terminer cette pièce qu’il savait déterminante dans
son oeuvre, en laissant filer sa propre vie hors des contingences!....
Cet imposant décor du pont sans frontières s’affaissant
sous nos yeux, s’affiche comme lieu d’enfermement ouvert paradoxalement à
tous les vents, à toutes les inspirations, à un imaginaire
luxuriant, à l’instar d’un Federico Fellini qui savait nous envoûter
grâce à sa subjectivité métaphorique!
Comme dans une chorégraphie musicale, Georges Lavaudant reprend
à l’identique sa mise en scène de 1981 en l’adaptant à
une traduction en Catalan surtitré, dont la création eut lieu
pour l’inauguration du Théâtre de Barcelone en avril 99.
Un souffle épique embrase aujoud’hui le plateau de l’Odéon
dont les acteurs en succédant aux rôles de la mise en scène
initiale, s’en emparent avec respect pour apporter leurs différences
que Georges Lavaudant appelle «le tremblé».
Une mise en scène clonée en Catalan 20 ans plus tard, comme
une oeuvre littéraire se perpétuant dans la pérennité
de la traduction!.... Le défi fascinant du Théâtre face
au temps retrouvé!....
Theothea le 18/06/99
|
HAMMERKLAVIER
de Yasmina Reza
Mise en scène: Tilly
|
**
Théâtre Molière
Tel: 01 44 54 53 00
|
Il y a chez Josiane Stoleru un quelque chose de Suzane Flon, ce «je
ne sais quoi» qui fait «classe», cette touche épurée
de toute vulgarité qui permet de se déplacer sur toute la palette
sociale en conservant quoi qu’il advienne un quant à soi respectable,
et de surcroît non dénué de malice!...
Comédienne appréciée de Tilly, son amitié
avec Yasmina Reza impliquait d’évidence d’en devenir son double au
théâtre: Cet auteur, à l’écoute attentive d’une
mémoire semblant s’effacer sous ses pas, est en quête
d’un supplément d’âme arraché au destin!...
Sur scène au milieu, seule une chaise longue posée
transversalement sert de repère au narrateur confronté à
des bouffées de souvenirs qui se télescopent en leur centre
de gravité: Ainsi l’apparente continuité du temps ne serait
bel et bien qu’une suite de ruptures!....
Difficile de ne pas penser à Marcel Proust qui, ressassant les
atours sensibles de ses souvenirs, tente désespérément
de faire revivre leur âme dans la solitude recherchée de
l’écriture!...
Chez Yasmina Reza, le texte sait s’affranchir de la nostalgie, grâce
à l’humour par exemple, voire le fou-rire: En effet le caractère
«temporaire» de toute chose autorise d’en rire souvent au prorata
de l’intensité dramatique de ses éléments!...
Ainsi son père, s’évertuant pour lui faire plaisir alors
même qu’il est épuisé par une maladie inéluctable,
de jouer au piano correctement mais en vain le premier mouvement de
Hammerklavier!....
Cependant le burlesque peut suffir à inscrire un moment
privilégié d’affection aussi incongrue que franchement drôle:
Ne nous touche-t-elle pas en effet cette scène de février 1987
où Yasmina remontant la rue de Rennes en compagnie de son père
après avoir déjeuné avec lui à la Brasserie Lipp
pour fêter l’édition de sa première pièce de
théâtre, celui-ci osa aborder, opportunément et sans
le connaître au préalable, Raymond Barre pour lui annoncer cette
fameuse «nouvelle» et être quelques instants plus tard en
train d’entonner à l’unisson avec l’homme politique, emmitouflés
tous deux sur le trottoir, quelques mesures de Mozart?...
Par ailleurs stigmatisant le caractère souvent asynchrone des relations
humaines, l’auteur s’interroge sur le bien-fondé d’afficher une
énergie débordante devant une amie malade qui loin de
récupérer ses forces physiques, se verra tout au contraire
diminuée moralement par cette vitalité démonstrative
et épuisante!....
Et puis comment pourra-t-elle expliquer à sa toute petite fille
l’importance du livre «La râleuse» où consignant
précieusement cette période de l’enfance, l’auteur a anticipé
au-delà du temps de complicité qui d’ores et déjà
leur file à toutes deux entre les mains?...
Comment savoir être et agir au bon moment, au bon endroit et
apprécier à sa juste valeur chaque instant? Carpe diem!..
Tel pourrait être le thème de ce récit autobiographique
non destiné pour la scène initialement mais qui ouvre pour
chacun d’entre nous par les vertus d'une subtile interprétation
théâtrale, ce champ des possibles évanescents bien qu'à
portée de main!....
Theothea le 01/07/99
|
DU VENT DANS LES BRANCHES
DE SASSAFRAS
de René de Obaldia
Mise en scène: Thomas le Douarec
|
****
Théâtre du Ranelagh
Tel: 01 42 88 64 44
|
Le délire est une forme d’expression artistique que certaines mises
en scène osent côtoyer en immisçant le spectateur dans
une folie ravageuse de laquelle, par abandon, surgit comme un état
de grâce!...
Ainsi en 97, «Neron» mis en scène par Pierre Pradinas
avait pu provoquer une telle catharsis, et voici qu’aujourd’hui René
de Obaldia sortant d’une ascèse improbable, est propulsé sur
deux scènes parisiennes (Ranelagh & Théâtre 14) par
le jeune metteur en scène Thomas le Douarec avec un retentissement
que les tambours des Peaux-Rouges vont se charger de colporter dans la Pampa!...
Emporté par les délices d’un surréalisme en prise
directe avec une humanité tourneboulée par ses idéaux,
ses illusions, ses lâchetés comme dans un immense maelström,
Obaldia a le talent de savoir transposer ces sentiments contradictoires en
texte plein d’humour, de dérision alors même que l’inspiration
exaltée de le Douarec souhaite non seulement s’emparer du matériau
existant «Dans les branches de Sassafras» mais joue les
«Pygmalion» en convaincant l’auteur de se remettre à
l’ouvrage à 81 ans pour créer ces
«Obaldiableries».
Donc, dans ce merveilleux écrin qu’est le théâtre
du Ranelagh, s’affiche un western de comédie bien décidé
à nous narrer la saga des Rockfeller qui luttant contre des forces
hostiles sont projetés à leur insu vers le «rêve
américain»:
Une famille encerclée, dans un état de désespérance
à demi-comateux, tellement ses membres doivent déjà
se débattre avec leurs démons intérieurs, et pour laquelle
personne ne miserait le moindre dollar sur leurs chances de survie, s’offre
à la métaphore allègorique du théâtre en
réinventant le jeu des Indiens et des cow boys... l’aventure de
l’occident en quelque sorte sur laquelle notre imaginaire contemporain n’a
cesse de fantasmer!...
Des comédiens en transe mais sous contrôle, prenant un plaisir
évident à s’immerger dans ce jeu abyssal où la distanciation
se joue des convenances (et même des postillons qui se perdent
alentour!...). Comme les enfants, c’est pour de vrai qu’ils sont sur scène!
De Sophie Tellier à Philippe Maymat, des poses de guerrier de saloon,
des regards qui foudroient comme des flèches mal empoisonnées!...
Rien n’arrêtera ce train en folie et surtout pas le Douarec qui faisant
feu de tous bois, utilise une foultitude de bruitages «maison»
avec une délectation non feinte!...
L’euphorie gagne les spectateurs, emportés par une ivresse collective,
celle qui largue les amarres en totale confiance et en bonne
«Compagnie»!.... Bon vent, dans les branches de sassafras!...
Theothea le 24 juin 99 (Election de Obaldia à l'Académie
Française)
|
|

|