En cette mi-février 2024, le vaste hall très haut de plafond
de la Salle Pleyel, décoré dans le style art déco avec
en son centre une rotonde toute blanche, est archi-bondé.
Réorientée vers le répertoire de musique moderne
au sens large, Pleyel accueille pendant trois jours exceptionnels avec un
évident emballement du public '' Les Souliers Rouges ", un spectacle
musical féerique qui poursuit sa tournée dans toute la
France.
'' Les Souliers Rouges '', créés d'après le fameux
conte dHans Christian Andersen publié en 1845, sont le fruit
d'une très longue maturation.
Le projet a germé dans la tête de Marc Lavoine, artiste aux
multiples talents, puisant son inspiration des films comme '' la Beauté
du diable '' de René Clair - '' l' Enfer '' de H. G. Clouzot ou dans
la mythologie grecque, l'histoire de Pygmalion et Galatée, des oeuvres
où la femme est au centre du jeu et dont le destin est brisé.
Cette ébauche a pris corps et s'est progressivement fertilisée
grâce à une étroite collaboration avec Fabrice Aboulker,
son compositeur attitré. Pendant des années, c'est en commun
qu'ils ont enchaîné les succès : " Elle a les yeux Revolver
", " Quest-ce que tes belle ", " Paris ", etc...
Pour mener à bien le dessein allégorique des '' Souliers
rouges '', ils vont combiner en une symbiose fusionnelle chant, musique,
théâtre lyrique, chorégraphie.
Cela s'est d'abord traduit par un album sorti en 2016 interprété
par Marc Lavoine, Cur de Pirate et Arthur H.
Puis ils ont peaufiné l'objectif de réaliser une Comédie
musicale digne de ce nom et ont ainsi abouti à un spectacle qui s'est
joué sur la scène des Folies Bergère fin janvier 2020.
Hélas, celui-ci dut s'arrêter net au bout d'un mois à
cause de la pandémie de Covid.
Quatre ans plus tard, on assiste à une nouvelle version revisitée
avec le remplacement de Loryn Nounay, l'héroïne féminine,
par Céleste Hauser à la fois chanteuse et danseuse classique.
Elle donne la réplique aux deux-mêmes principaux artistes
Guilhem Valayé et Benjamin Siksou, révélés
respectivement dans The Voice 2015 et dans lédition de 2008
de La Nouvelle Star. Ce trio incarne avec une réelle épaisseur
les passions dévorantes qui animent les personnages écorchés
qu'ils interprètent.
Céleste Hauser, de sa voix fragile et aérienne, campe Isabelle,
jeune fille candide prête à tout pour réaliser son
rêve, jusqu'à enfiler les chaussons écarlates et renoncer
à toute vie sentimentale.
Elle sera diaboliquement écartelée entre deux hommes possessifs
: Victor, le chorégraphe démiurge et tyrannique de l' Opéra
à la recherche de sa ballerine, interprété par un solide
Guilhem Valayé à la voix puissante et Ben, le journaliste qui
tombe magnétiquement amoureux d'elle et met en conséquence
son Art en péril.
Le beau timbre à l'intonation plus jazzy du charismatique Benjamin
Siksou au regard fiévreux chantant '' La Malédiction des souliers
rouges'', véritable leitmotiv du spectacle, est un pur enchantement.
De la danse scellée par un pacte démoniaque ou de l'amour
foudroyant, Isabelle ne sait que choisir. Ce dilemme est le pivot autour
duquel s'articule le sort funeste d'Isabelle. Inéluctablement, le
piège maléfique va désormais peser sur les protagonistes
et déclencher le processus de dramaturgie.
Les 26 morceaux chantés évoquent tous les émois,
les affres et les exaltations des acteurs de ce cataclysme. Soulignons en
quelques-uns comme :
« Coup de théâtre à l'opéra ( G. Valayé)
- Nijinsky et Ivanovna (C. Hauser) - Pygmalion ( G. Valayé, C. Hauser
) - Je sais (Benjamin Siksou, Céleste Hauser, Guilhem Valayé)
- Aimer pour soi (Benjamin Siksou) - Vivre ou ne pas vivre (Benjamin Siksou,
Céleste Hauser, Guilhem Valayé) » vrai tube récurrent.
La musique souveraine aux mélodies harmonieuses ou impétueuses
au rythme de la douleur et des déchirements a été
composée sur une bande-son enregistrée s'appuyant sur une
variété d'instruments, allant des pianos et guitares à
des ensembles de cordes, bois, cuivre, même si lon peut regretter
labsence dorchestre live.
Le metteur en scène Jérémie Lippmann -
récompensé par deux Molières en 2015 pour '' La Vénus
à la fourrure '' - artiste audacieux et polyvalent qui décloisonne
les genres, a réussi magnifiquement l'ajustement musical et chanté
avec la chorégraphie envoûtante des ballets.
Marie-Agnès Gillot, fameuse étoile de l'Opéra de
Paris et Tamara Fernando qui a participé à des comédies
musicales, dont notamment '' Mozart lOpéra Rock '' ou encore
'' 1789 les amants de la Bastille '' sont les maîtres d'oeuvre qui
ont merveilleusement insufflé un souffle épique à cette
machiavélique histoire.
La danse classique côtoie les danses contemporaines et urbaines.
Le trio éclatant de danseurs masculins - Angel Martinez Hernandez,
Florent Operto et Daniel Saad - galvanise la salle avec les figures de breakdance
ou hip hop et des sauts acrobatiques impressionnants.
Les cinq éblouissantes ballerines en tutus blancs ou revêtues
de mousseline noire virevoltent avec une gracieuse fluidité passant
des scènes légères aux scènes sombres avec une
même délicatesse.
Les émotions ressenties sont amplifiées par les projections
lumineuses créant des drapés de voilures aux couleurs chatoyantes
et donnant des tableaux particulièrement oniriques. Comment évoquer
ces deux grands yeux époustouflants qui distillent des larmes ou cette
pluie de chaussons rouges qui dégouline des cintres ?
Avec un casting sur mesure, des mélodies adaptées aux voix,
des danseurs gorgés de talent, un jeu de lumières flamboyantes
qui vous immerge dans un univers gothique et fantasmagorique, c'est un public
transporté qui ovationne ardemment cette captivante adaptation d'un
conte maudit où une paire de ballerines vermillon ensorcelées
provoque tant de tourments et une irrévocable descente en enfer.
CatS / Theothea.com le 18/02/24