CHRONIQUES
71 à 75
S14
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CE SOIR ON
IMPROVISE
de Luigi Pirandello
Mise en scène: Luca Ronconi
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Théâtre de l'Odéon
Tel: 01 44 41 36 36
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Quelle histoire!... Mais qu’importe l’histoire, pourvu qu’on ait plus
que jamais, l’ivresse!... Commandé à l’origine pour
l’exposition Universelle de Lisbonne, ce spectacle donne à voir et
à entendre ce que la commedia dell’ arte a légué au
théâtre italien, jusque y compris tous ses
stéréotypes!... C’est comme si Luca Ronconi avait
décidé de jouer avec le feu jusqu’aux ultimes
extrémités de l’embrasement fatal!...
Avec Pirandello qui concluait avec «Ce soir on improvise» sa
trilogie du Théâtre dans le théâtre après
«Six personnages en quête d’auteur» et «Chacun son
idée», Ronconi investit ce «point d’orgue» en regroupant
sur scène tout ce qui à l’origine s’en était affranchi,
à commencer par les spectateurs dont les clones nous feront miroir
en assistant à un spectacle sur des sièges venus des cintres!...
De l’Opéra au champ d’aviation en passant par le cabaret, la famille
Croce nous embarque dans une saga dont le fil importe si peu que la langue
italienne et les comédiens qui la servent nous fascinent à
l’envi !...
Si le docteur Hinkfuss, metteur en scène mégalomane et
despotique pourrait nous faire penser à Frederico Fellini qui lui
même s’était déchargé de son «image»
sur Marcello Mastroïani, c’est précisément que
l’ascendant charismatique que Hinkfuss impose sur ce «voyage des
comédiens» résiste à l’improvisation que
réclament ces derniers au profit d’un imaginaire luxuriant et
fantasmagorique: comment par exemple ne pas se remémorer les
défilés cléricaux de «Roma de Fellini» à
l’évocation de la procession sicilienne de Roconi?
Sans doute ici chacun cherche-t-il sa place: le metteur en scène
doit-il supplanter l’Auteur? Le comédien doit-il être son propre
spectateur? La rébellion des acteurs est-elle spontanée, voulue
par l’auteur, phagocytée par le metteur en scène? Le texte
est-il centre de gravité ou prétexte à
créativité?
Et ainsi de suite comme un gant qui n’en finirait de se retourner sur
lui-même, les comédiens du Theatro di Roma nous subjuguent trois
heures durant si ce n’était le torticolis que les conditions techniques
nous imposent car le surtitrage, aussi parfaitement synchronisé
fût-il, est à déchiffrer à hauteur du 2ème
balcon du théâtre de l’Odéon sur le fronton d’une immense
carcasse métallique qui sert d’écrin fédérateur
à ce spectacle!...
Mais précisément comme le spectateur est appelé à
modifier sans cesse son point de vue et à relativiser chacune des
réalités apparentes successives, la traduction en français
reste un point d’ancrage fixe qu’il décide ou non de transgresser,
d’autant plus que le synopsis lui est fourni avant que ne commence ce
facétieux «Questa sera si recita a soggetto»!...
Theothea le 10/03/99
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LES PORTES DU
CIEL
de Jacques Attali
Mise en scène: Stéphane Hillel
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Théâtre de Paris
Tel: 01 48 74 25 37
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En choisissant « Les Portes du Ciel » pour effectuer une prestation
sur les planches en 90 représentations, Gérard Depardieu a
sans doute voulu profiter de cette opportunité pour exprimer le sentiment
latent et dérisoire qu’en acteur accompli il pourrait nourrir vis-à-
vis de toute gloire! C’est en tout cas ce qui a semblé tarauder
l’auteur, Jacques Attali pour l’écriture de sa première pièce
de théâtre!...
Ce Charles Quint qui, à l’apogée de ses conquêtes
martiales et de sa domination sur une grande partie de l’Europe, optait soudain
pour une retraite dans un couvent du bout du monde, atteint une dimension
tragique en révélant une schizophrénie non feinte et
dans laquelle il semble même trouver refuge!...
Son « moi » dépité, méprise et rejette
ce « Charles » conquérant et fier qui a semé le malheur
autour de lui au nom d’une volonté de puissance infinie!... Mais ce
pouvoir vacillant qui tient sa légitimité du Pape, sinon de
Dieu, va se coltiner avec la volonté de Fernando, émissaire
du Vatican, ainsi qu’avec l’influence de Guillaume, son conseiller particulier
et celle de Juana, sa fille nommée Régente.
Au moment où Charles aurait l’aspiration de vivre en reclus bienheureux
s’adonnant à sa passion pour le mécanisme des montres et des
horloges, tous essaient au contraire de le réveiller à ses
responsabilités politiques ou guerrières.
Cependant Fernando, nommé récemment supérieur de
ce couvent espagnol de Yuste, a aussi la mission officieuse de mener une
enquête sur les conditions du décès suspect de son
prédécesseur à cette charge ecclésiastique...
Comme dans une partie d’échecs, tous vont se surveiller!...
Néanmoins toute vie va peu à peu s’enrayer, car Charles
ne rêve que de la mort, la mort de cet autre « Charles »
dont il ne sait, lui seul, comment se débarrasser et dont son entourage
veut sans cesse l’affubler!... Alors il tente des compromis hasardeux, fait
des propositions contradictoires aux uns et aux autres: repartir sur les
champs de bataille afin d’y être tué, assister à ses
propres obsèques grandioses pour disparaître dans l’anonymat,
s’adonner à la boulimie et s’empoisonner par la confiture ou le curare
etc... Charles n’est pas à une idée saugrenue près pourvu
qu’elle lui permette de retrouver une liberté perdue, celle de son
« moi » qui s’était laissé usurper par la magnificence
de Charles Quint, le « has been »!...
L’auteur n’a sans doute pas acquis tout le savoir-faire d’un dramaturge
aguerri aux mécanismes de l’art théâtral, mais il est
manifeste qu’il a trouvé dans le thème de la schizophrénie
que menace tout Pouvoir et engendre la mégalomanie et en sachant les
situer adroitement dans un contexte historique, un sujet passionnant auquel
nous comprenons aisément que Gérard Depardieu ait souscrit.
L’écriture de l’auteur et la passion de l’acteur ont suffi amplement
pour créer une dynamique enthousiaste autour de ce projet auquel Barbara
Schulz, Jean-Michel Dupuis, Jean-Marie Winling savent illustrer l’insolente
et pétillante crédibilité fantasque.
Du cauchemar initial brûlé vif au coup de pied final du jouet
dans la tombe, Stéphane Hillel le metteur en scène propose
les signes avant-coureurs « qui ne trompent pas » et qui loin du
pléonasme nourrissent l’intuition de tous ceux qui savent et veulent
être « à l’écoute » des portes du ciel!...
Theothea le 12/03/99
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LA FAMEUSE TRAGEDIE
DU RICHE JUIF DE MALTE
de Christopher Marlowe
Mise en scène: Bernard Sobel
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Théâtre de Gennevilliers
Tel: 01 41 32 26 10
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Christopher Marlowe en athée convaincu renvoie
délibérément dos à dos les trois religions
monothéistes au travers des peuples qui les représentent et
des fidèles qui les servent. En se positionnant successivement sur
leurs points de vue respectifs, il nous montre comment le pouvoir est affaire
de stratégie et d’alliances opportunes où les bonnes intentions
seraient nécessairement abolies!...
Dans « Le Juif de Malte » l’auteur se place prioritairement
dans la perspective de Bartabas qui se montre incontestablement le plus
ingénieux, le plus calculateur, le plus jusqu’au-boutiste. La pièce
a valeur de fable où le fameux humour juif que l’auto-dérision
n’effraie pas, s’emploie à maintenir la distance avec les horreurs
qui s’accumulent comme s’il s’agissait d’un simple jeu de société
où le gagnant serait en définitive le plus malin!...
Mais comme toute fable se doit d’énoncer une morale vertueuse,
le malin périra par où il a pêché!...
Malte au cours de son histoire fut de toutes évidences l’une des
places fortes les plus convoitées de la Méditerranée
tant son emplacement géostratégique est exceptionnel et c’est
donc à de multiples dominations culturelles qu’elle fut soumise au
cours des siècles.
Aussi lorsque le gouvernement chrétien réclame la moitié
des biens juifs pour payer le tribu que la domination turc exige de percevoir,
Bartabas s’insurge et se verra en définitive spolié de la
totalité de ses biens répertoriés. Par la suite en
paranoïaque assumé il n’aura de cesse de vouloir se venger des
uns et des autres, leur reprochant tous de le trahir, en cherchant à
s’emparer de son pouvoir, de sa fortune, de sa fille etc....
Le ton est à la farce comme dans Le Molière de l’Avare ou
celui des Fourberies de Scapin. La pérégrination de Bartabas
sera jalonnée par une suite d’associations visant à diviser
pour régner avec l’objectif permanent de tirer son épingle
du jeu même et surtout en cas de situations désespérées.
Comment ne pas sourire et s’amuser devant tant de malignités
destinées à contrarier le destin et la lâcheté
des hommes?
Bernard Sobel a imaginé un décor particulièrement
fascinant où s’imbriquent des perspectives de vision virtuelles et
complémentaires grâce à de vastes miroirs mobiles de
façon à transgresser leur au-delà et percevoir toutes
les facettes d’une réalité ô combien fuyante!...
Au sein de l’excellente interprétation de la quinzaine de
comédiens sur scène, nous apprécions particulièrement
le jeu de Pascal Bongard qui campe un Bartabas calmement outrancier et celui
de Damien Witecka, son esclave turc qui, cherchant par mimétisme à
dépasser « le maître », se pare d’une
ingénuité confondante!
La mise en scène de cette pièce n’est pas de celle que le
consensus classe dans le « politiquement correct », mais
précisément si nous devions être par moment gênés
de rire, elle nous force à replacer les religions, les peuples et
les personnes qui les constituent dans une perspective réellement
critique; ce qui, convenons-en, est une qualité rare!...
Theothea le 17/03/99
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LE JEU DES
RÔLES
de Luigi Pirandello
Mise en scène: René Loyon
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Théâtre Treize
Tel: 01 45 88 62 22
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Tenir la réalité à bout de bras, l’expurger
de toutes passions illusoires, en faire une coquille vide pour l’observer
tel un entomologiste la faisant tournoyer sur un pivot.... ainsi s’exprime
Leone Gala qui par ailleurs non content de stigmatiser Bergson en dévoyeur
des esprits, renvoie dos à dos les empêcheurs de tourner en
rond que seraient Kant et Socrate.....
Donc Leone a décidé une fois pour toutes de s’abstraire
des contingences et de laisser aux autres l’éthique, la
responsabilité, le désir d’idéal etc... autant de hochets
destinés selon lui à tromper la condition humaine!... A contrario
en grand démiurge, l’art culinaire le fascine car il autorise à
l’infini les manipulations les plus variées!...
Leone est devenu à ses yeux et à ceux d’autrui celui dont
le rôle est de se maintenir en permanence à distance de la
casuistique en adoptant sans cesse un acquiescement tactique à
l’égard de toutes les velléités morales de ses
congénères!....
Il est celui qui échappera à toutes adversités car
sa seule honte c’est uniquement « les Autres »!... Pourvu que son
petit-déjeuner puisse être systématiquement servi à
7h00 précises, lui se place irrémédiablement au-delà,
c’est le rôle qu’il s’octroie!....
Leone est donc marié à Silia, c’est un fait comme celui
d’être né!... - Pirandello évoque ici l’Italie de la
première guerre mondiale où le divorce est interdit - Force
est de s’adapter et de calquer son comportement de façon à
apporter une réponse pertinente aux agissements du conjoint; c’est
ainsi que Leone a pris le parti d’être toujours en phase avec les
desiderata de son épouse, aussi extravagants soient-ils!...
Elle souhaite vivre dans un appartement séparé, qu’il en
soit ainsi! elle s’éprend d’un amant, soyons en sympathie avec celui-ci!
Elle dénonce l’indifférence apparente de son mari, il est
prêt à la comprendre!... Cependant il a été convenu
initialement qu’il se devait de lui consacrer une demi-heure par jour; ce
qui limite de fait les atteintes à la constance du mari!
Alors Silia tente le tout pour le tout saisissant une situation opportune
pour provoquer un duel entre son mari et un notable qui aurait fait outrage
vis-à- vis d’elle-même, au cours d’un quiproquo festif!.. De
nombreux amis de Leone vont être appelés à la rescousse,
les rôles vont se distribuer irrémédiablement et il adviendra
ce qui doit advenir!....
Jean-Claude Durand interprétant Leone possède ce quelque
chose indéfinissable qui pareillement sait rendre machiavélique
un Philippe Noiret; le metteur en scène campe des personnages, chacun
fasciné à sa manière par le deus ex machina qu’impose
Leone; aussi l’ensemble des comédiens comme dans une symphonie n’ose
leur charisme qu’à leur tour venu; ce qui provoque en permanence un
savoureux suspens retenu!...
De « Chartreuse! » à « C’est l’heure! »
respectivement première et dernière réplique de ce «
jeu des rôles », le texte de Pirandello offre à chacun
des spectateurs un questionnement sans cesse renouvelé qu’aucun ne
parviendra jamais à résoudre!...
Theothea le 18/03/99
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LUCRECE
BORGIA
de Victor Hugo
Mise en scène: Jean Martinez
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Théâtre Mouffetard
Tel: 01 43 31 11 99
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L’interprétation de Marie-José Nat est ici
délibérément axée sur l’apanage de l’instinct
maternel; c’est ce que la mise en scène de Jean Martinez choisit de
mettre en étendard au travers des débauches et des horreurs
en toile de fond comme si le chaos n’était que le produit de malentendus
successifs et de rumeurs calamiteuses!...
Choisissant de protéger la vie de son fils du désordre
général, Lucrèce Borgia ne peut de son vivant
révéler à Gennaro qu’elle est sa mère tellement
elle estime que cette réalité lui serait insupportable à
assumer, son fils étant le fruit d’un amour incestueux entre frère
et soeur.
Seul le matricide pourra la délivrer de ce douloureux secret et
mettra le point d’orgue à cette valse hésitation entre les
vengeances respectives alentour!...
Jean-François Regazzi, interprétant le rôle de Gubetta
se révèle particulièrement intense et pugnace, doué
en outre d’un talent à hautes valeurs ajoutées! Antoine Novel
empreint d’un regard à connotation «Hervé Villard»
nous a semblé, tout en suscitant une réelle attention, plus
en retrait de son personnage! Marie-José Nat campe toute en fougue
et vivacité une Lucrèce Borgia pathétique pour laquelle
il nous est toutefois difficile d’accorder des passions sanguinaires!...
L’ensemble des 12 comédiens présents sur la scène
du Nouveau Mouffetard nous ont paru motivés par celui d’entre eux
qui les met en scène, Jean Martinez, à proposer un spectacle
assez aguicheur à destination d’un public qu’il faudrait plus subjuguer
que convaincre!...
A l’aide d’effets stroboscopiques, de plages musicales envoûtantes,
d’une flopée de beaux garçons pour ne pas dire un « boys
‘s band », le spectacle s’emballe dans des atours dont les ficelles
ne sont pas nécessairement un cadeau pour les spectateurs!...
L’intérêt d’un tel spectacle nous a donc paru résider
plus dans le discernement subjectif de ce que chacun pouvait être
potentiellement porteur au-delà du prêt à
séduire!...
Theothea le 19/03/99
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