A la suite de sa création au Festival dAvignon et de sa
résidence au Petit Montparnasse, la pièce d'Ivan Calbérac
cartonne au Splendid arborant fièrement ses six nominations aux
Molières dont deux trophées obtenus.
Bien sûr tout le monde connaît le nom de Glenn Gould mais
sait-on que cet illustre musicien est, avant tout, le produit artistique
du transfert reporté sur l'enfant unique mis au monde par une femme
de 43 ans, elle-même frustrée de ne pas être la concertiste
qu'elle rêvait de devenir ?
Le désir de cette mère sexerce ici dans sa composante
obsessionnelle, tel un véritable conditionnement prénatal,
à vouloir faire de son fils une reviviscence de Tchaïkovski.
Aussi exposait-elle le ftus toute la journée à la musique
de la radio et du phonographe. Elle avait lintuition quen chantant
et jouant du piano pour lui, son cerveau shabituerait progressivement
à la musique classique.
C'est cet amour filial vampirique et fusionnel qui intéresse avant
tout Ivan Calbérac en observant comment la projection névrotique
de Flora Gould allait générer un ''monstre sacré''
englué de ses affects ressentis durant l'enfance.
La volonté sans faille de la Mère, sa rigidité morale
ont eu pour effet de réduire lenfant à se construire
selon un système dautomatismes que le moindre aléa pouvait
venir dérégler. Ses habitudes alimentaires deviendront
monomaniaques. Sa peur de prendre froid l'amènera à se couvrir
de fourrures même quand il faisait très chaud; une forme
dautisme lisolera des autres enfants de son âge.
A partir de l'annonce de la mort de Glenn Gould le 4 octobre 1982 à
lâge de cinquante ans par le présentateur de radio Canada
(avec laccent canadien de Stéphane Roux plus vrai que nature),
la pièce fait de multiples retours en arrière dans lenfance,
la jeunesse, les souvenirs liés à la cousine Jessie, les concerts,
les studios denregistrement, les conflits avec les imprésarios.
Tout commence par Madame Gould mère incarnée par la formidable
et glaçante Josiane Stoléru assise, telle une ombre chinoise,
devant le piano alors que l'enfant est en gestation, puis le tenant sur ses
genoux toujours devant l'instrument. A l'âge de 3 ans, l'apprentissage
rigoureux est rapidement tourné vers les grands classiques, on
découvre que Gould a l'oreille absolue (aptitude à identifier
ou à reproduire n'importe quelle note prise isolément), à
10 ans, il joue les Préludes et fugues de Bach mais aussi des Sonates
de Mozart ou des Valses de Chopin.
A 15 ans, il apparaît sur scène, écharpe autour du
cou, vêtu d'un gros pull, ressuscité magistralement par Thomas
Gendronneau qui surprend d'emblée tellement il s'est emparé
des phobies de l'atypique musicien tout en faisant l'admiration de sa
bienveillante et douce cousine aux yeux amourachés interprétée
par Lison Pennec.
Tous deux tentent de se confier mutuellement, lui fébrile et introverti
raconte que sa mère au piano lenvoyait tout petit à
lautre bout de la maison. Elle jouait une note, il devait la
reconnaître, lidentifier musicalement, dire son nom. Sil
se trompait, il navait pas le droit de revenir et restait enfermé
dans les toilettes froides. Les deux comédiens sont formidables dans
leur complicité entremêlée avec, de surcroît, pour
l'adolescent, la crainte maladive des contacts physiques et des microbes.
Cependant, cette proximité familiale sera bannie par la daronne
qui contrôle tout et la jeune fille est toujours éconduite au
prétexte qu'elle nuirait au génie du fiston.
Leur étonnante prestation sera donc auréolée par
le Molière de la Révélation masculine pour Thomas
Gendronneau terriblement hypnotisant et le Molière de la
Révélation féminine pour Lison Pennec lors de la
cérémonie du 24 avril 2023 orchestrée par Alexis Michalik.
Le père, à la tête dune entreprise de laines
et fourrures assez florissante, assure laisance économique de
la famille et n'intervient guère dans l'apprentissage rigoriste de
sa femme.
Même lorsque la mère dort avec son fils, Bernard Malaka qui,
lui, interprète avec une joviale finesse ce père compatissant
suggère mollement et un brin moqueur à sa femme que leur fils
a désormais 15 ans mais, avec un air faussement innocent, Josiane
Stoléru balaie le soupçon d'inceste et le sermonne en
prétextant qu'on doit avant tout répondre à
l'anxiété du gamin quand celui-ci n'arrive pas à
s'endormir.
C'est ce père faible et aimant qui fabriquera lindissociable
chaise aux pieds réglables qui permettra à Gould de sajuster
exactement à linstrument en fonction du morceau quil a
à jouer, de linclinaison qui lui était nécessaire
par rapport au clavier. Cette chaise qu'il gardera sa vie entière
assurait la position basse, menton au clavier, buste ployé, creusé,
ramassé sur les « doigts collés aux touches ».
Fragile et inadapté à lunivers du show-business, G.
Gould est de plus en plus dévoré d'angoisses traitées
sur le mode humoristique pour alléger la tragique hypocondrie de
l'artiste; ainsi sourit-on à l'épisode de la bourrade
téméraire et trop familière dun employé
de Steinway joué par un Benoît Tachoires débonnaire qui
provoquera une affolante crise de panique, une cascade dépisodes
phobiques entraînant un bras en plâtre et une longue suite
dannulations de concerts. Thomas Gendronneau est époustouflant
dans ce délire paranoïaque.
En 1979, Gould quittera définitivement larène stressante
des concerts, en pleine gloire, à lâge de 32 ans, à
la plus grande incrédulité des critiques et des agents du marketing
musical pour cette décision abrupte et irréversible:
préférer le confinement d'un studio et poursuivre sa carrière
par le seul truchement des enregistrements, des émissions radiophoniques
et des entretiens télévisés, façon inavouée
aussi de désobéir à la mère qui voulait quil
jouât en public. Mais cétait aussi, en le reconstituant
sur le système du fantasme, perpétuer le milieu utérin
musical dantan.
« Je crois que la justification de lart est la combustion interne
dont il embrase le cur de lhomme, et non les manifestations
publiques, superficielles, extérieures. » Glenn Gould, 1962.
La scénographie de Juliette Azzopardi utilise des cadres
cinématographiques choisis entre différents lieux et époques,
naviguant au gré des itinérances de Gould, de sa maison natale
à Toronto dans un quartier huppé jusquau lieu de
villégiature dans la résidence secondaire au bord du lac Simcoe,
en passant par New-York sous la neige ou au sein dune salle
d'enregistrement. Les habiles jeux de lumières (Albanel Sauvé)
laissent place à lintimité de la famille Gould
précédant le décès de Flora G. à 83 ans.
Ivan Calbérac parle de véritable « tragédie
humaine shakespearienne » et nous entraîne dans une mise en
scène particulièrement dynamique. La direction dacteur
est rythmée, faisant de la musique un personnage à part
entière.
Cest ainsi quaprès avoir longuement plongé et
frictionné ses avant-bras dans l'eau chaude pour les assouplir, les
mains gantées de Thomas/Glenn jouent-elles une partition impressionnante
de virtuosité sur les Variations de Bach, telle une respiration salvatrice
et poignante au sein de la souffrance psychique exacerbée...
Cats / Theothea.com le 07/05/23