Depuis le 11 février 2017, les samedis et dimanches, aux Bouffes
Parisiens, se joue un drôle de "Concert sans retour" interprété
par la compagnie Cinq de Coeur, mis en scène par Meriem Manant, alias
Emma La Clown.
Cette troupe se compose de 2 sopranos Pascale Costes et Karine Sérafin,
1 contre-alto Sandrine Mont-Coudiol, 1 ténor Patrick Laviosa et 1
baryton Fabian Ballarin.
Elle chante a capella, seule la voix dans sa virtuosité et sa
flexibilité est instrument. Sa nouvelle création avait conquis
le festival off d'Avignon en juillet 2014 et avait été
nominée aux Molières 2015 dans la catégorie
théâtre musical.
L'affiche insolite donne le ton. Celle-ci ressemble davantage à
la couverture Hergé de « Coke en stock » qu'à
une estampe japonaise. Cependant, le graphisme de la vague est le dessin
clone de "La grande vague de Kanagawa" du peintre japonais Hokusai,
déferlante géante prête à engloutir trois barques
avec, en arrière-plan, le mont Fuji. Au milieu de cette force brutale
et obscure, l'homme se trouve impuissant.
Là, rien de semblable; sous l'écume menaçante du
tsunami, notre quintette paraît inconscient du danger, il garde le
cap, se maintient en équilibre sur un piano qui part à la
dérive et semble soudé comme les cinq doigts de la main face
aux éléments déchaînés. Leur formation,
la bien-nommée "Cinq de coeur" puisque c'est aussi une carte de bon
augure, doit rester unie contre vents et marées pour rentrer à
bon port.
Tout commence comme un concert classique, cinq chanteurs lyriques
sapprêtent à exécuter leur répertoire de
prédilection, "germanique en allemand", ajoute-t-on : Brahms, puis
Schubert, Bach
Tout de noir vêtus, se tenant droit comme un "i",
bras le long du corps, mines austères sans afficher le moindre sourire,
le public pourrait croire qu'il va assister à une représentation
de haute volée au vu de la qualité des premières mesures
entonnées et le niveau d'excellence des voix, on est prié de
ne pas applaudir entre les morceaux, c'est du sérieux.
Seulement voilà des failles commencent à poindre, des mains
imperceptiblement se déplacent et se posent sur le ventre, gestes
lestement réprimandés par la chef de choeur, deux chanteuses
se chamaillent comme des poules de basse-cour et petit à petit,
d'énervement en jalousie, tout va partir à vau-l'eau, l'harmonie
se liquéfie, les silhouettes amidonnées éclatent, les
vestes réversibles deviennent rouges ou jaunes, les facéties
commencent, on bascule alors dans le show.
À une musicalité parfaite et techniquement époustouflante
s'intercalent des bruitages étonnants qui imitent chèvre,
grenouille, rythmes d'une beatbox, train ou biniou, lesquels accompagnent
des pitreries clownesques, voire la danse loufoque des derviches tourneurs
en jupes et coiffes aux couleurs arc-en-ciel.
On assistera à une version espiègle de "À bicyclette".
On remontera le temps pour revivre les premières surprises-parties.
La musique de "la Boum" donne le ton. Chacun ira mettre son disque
préféré sur un électrophone virtuel et tant pis
s'il est rayé. "Hotel California" des Eagles est un très beau
moment. Puis, comme autrefois, place au slow. Ce sera Dalida avec "Paroles,
paroles", Julio Iglesias, grand amoureux devant l'éternel, Mylène
Farmer...
On sera ému par "Spell on you" de Nina Simone ou "Avec le temps"
de Léo Ferré, on se tordra de rire avec "Le chanteur de Mexico"
de Francis Lopez ou une cantilène bretonne "Une jeune fille de quinze
ans" qui dépareille à souhait.
Les tubes défilent et tutoient Schubert, Saint-Saëns ou l'Adagio
d'Albinoni, le disco côtoie le jazz, la comédie musicale flirte
avec la chansonnette. Ce fabuleux quintette joue avec la musique sans jamais
la trahir et fait rire avec une maîtrise de jeux impeccable.
A la fin de leur concert parti en vrille et complètement
débridé, nos mélomanes se ressaisissent, tentent de
redresser la barque, endossent à nouveau leur tenue noire et reprennent
la pause conventionnelle, bras le long du corps, la seule digne du
répertoire romantique allemand. Mais se remet-on vraiment de la fantaisie
et de l'expression extravagante et originale de chacun ?
Depuis 1991, "Cinq de Coeur" semble navoir jamais quitté
le parti de lhumour musical qui fait leur marque de fabrique. Il nous
offre ici un registre éclectique tanguant du classique au music-hall,
chanté entièrement a cappella et joué au cordeau, avec
un plaisir évident de partage.
Cats / Theothea.com le 28/02/17
Nous noterons en PS. que Sandrine Mont-Coudiol,
la contre-alto, met en scène un autre spectacle musical intitulé
"Années folles" avec deux comédiennes-chanteuses fort talentueuses,
Anne Cadilhac, excellente pianiste, et Juliette Pradelle, se jouant actuellement,
les lundis, au théâtre Clavel.