D'entrée de jeu, elle apparaît majestueuse, marmoréenne.
Au devant de la scène, enveloppée dans une jupe grise aux lourds
plis et serrée dans un corsage ajusté à la taille, elle
se dresse, en équilibre précaire sur un rocher qui surplombe
les falaises blanches et abruptes d'Yport en toile de fond, telle une statue
de pierre sur son piédestal, elle semble fixer l'horizon, droite,
fière et désireuse de conquérir le public.
Elle, c'est la Jeanne du 1er roman de Guy de Maupassant écrit
en 1883, qui, en prélude, expose avec une certaine lenteur le parcours
de sa vie depuis qu'elle est sortie du couvent du Sacré-Coeur à
17 ans jusqu'aux confins de sa vieillesse. Une Vie, tel en est le titre,
celle « d'une femme depuis l'heure où s'éveille son cur
jusqu'à sa mort ».
Et, dans cette petite salle intimiste du théâtre des Mathurins,
qu' elle domine de toute sa hauteur raidifiée par son pesant
vêtement tel un carcan protecteur, c'est la flamboyante Clémentine
Célarié qui endosse l'identité de Jeanne, fille unique
du baron et de la baronne Le Perthuis des Vauds, prête à toutes
les joies après avoir été cloîtrée pendant
plusieurs années.
« Une vie charmante et libre commença pour Jeanne ».
Après les préliminaires d'un récit monolithique, la
comédienne s'anime, saisit cette existence à bras le corps
et se met à la vivre frénétiquement devant nous. Elle
devient légère et alerte malgré l'épaisse robe
qu'elle fait tournoyer de contentement.
Enjouée, prenant des airs de petite fille mutine, elle saute de
joie, éclate de rire, frappe des mains, radieuse de sentir l'air marin
et le vent fouetter ses cheveux, elle incarne avec une joie espiègle
cette jeune fille ignorante qui rejoint la propriété familiale.
Elle est impatiente, tout l'excite, même la grosse pluie normande ne
semble pas être un obstacle à son plaisir.
Une fois installée aux ''Peuples'', le vieux et vaste manoir
patrimonial planté au bord des flots, tout n'est que ravissement,
et, malléable à souhait, Clémentine Célarié
est cette grande adolescente qui s'émerveille de tout, en totale osmose
avec une nature envoûtante. Elle sent palpiter des espoirs incroyables.
Naïve, elle a envie de découvrir l'Amour et pense que son coeur
sera deviner celui qui lui apportera le bonheur. « Comment serait-il
?...Il serait lui, voilà tout.» Et Clémentine/Jeanne rougit
d'émotion et frissonne de sensualité.
Sa rencontre avec le vicomte Julien de Lamare au charme langoureux, fils
de nobles déchus, concrétisera son rêve. Tel un merveilleux
conte de fée et après une courte et radieuse saison de
fiançailles, elle épouse le jeune homme. Malheureusement, dès
le retour du voyage de noces en Corse, Julien ne se montre plus le mari aimant
et bienveillant qu'elle espérait.
Commenceront les désenchantements. Julien se révélera
pingre, hypocrite, brutal, infidèle. Elle le découvrira au
lit avec Rosalie, la femme de chambre puis, plus tard, elle apprendra qu'il
est l'amant de la comtesse Gilberte Fourville.
Jeanne ira alors de désillusions en désillusions, s'installant
dans un ennui latent, un spleen mélancolique. Clémentine, dont
le visage élastique est capable d'exprimer tous les émois,
devient cette femme tourmentée, vulnérable et
dépressive.
Les mots résonnent avec une vérité et une puissance
dévastatrices. Jeanne se cherche et se perd au gré des échecs
sentimentaux. Mais grâce à une énergie singulière,
elle ne s'effondre pas complètement. Elle rebondit et ne trouvant
aucun réconfort auprès de Julien, cherchera à devenir
mère coûte que coûte, malgré l'opposition de son
mari. Jeanne a besoin de renaître, enfanter une nouvelle vie, avoir
un projet, combler un vide de plus en plus profond.
Clémentine Célarié nous fait ressentir intensément
les blessures d'amour, puis les joies de la maternité et les
inquiétudes viscérales d'une mère. Malheureusement,
son fils Paul pour lequel elle s'est dévouée corps et âme
l'abandonnera et ne viendra plus la voir, menant une vie dispendieuse et
décousue, dilapidant l'héritage paternel. Elle en sera
effroyablement affectée et son chagrin deviendra insondable.
Jeune fille ivre de passions, femme éperdument amoureuse, femme
humiliée, mère étouffante, puis veuve esseulée
dans un profond désarroi, Clémentine Célarié,
habitée, passe par tous les âges et tous les états avec
une incroyable souplesse. Elle rit, elle pleure, enrage, se tait pour
éviter les conflits, se décompose telle une fleur fanée,
refait surface, replonge dans le désespoir, se résigne. Cest
de la pure émotion éprouvée, de la sensation perçue
qui nourrit le regard de Jeanne sur les événements qu'elle
traverse.
Elle va même interpréter les personnages qui accompagnent
l'héroïne sur ce parcours à qui elle donne vie et voix
avec la simplicité, lauthenticité, la justesse
nécessaires, jusqu'à prendre un malin plaisir à croquer
un curé de campagne un peu caricatural au franc parler bien campagnard
qui conseille de faire croire qu'elle est enceinte pour que son mari cesse
de prendre toute précaution.
Dans un environnement de falaises droites et crayeuses baignant leurs
pieds dans les flots bleus, décor magnifique et omniprésent
de Hermann Batz, la mise en scène subtile dArnaud Denis a su
respecter luvre littéraire tout en rendant ce spectacle
intense parfaitement théâtral et très imagé avec
une comédienne lumineuse, exubérante et pleine de fougue qui
fait voltiger les mots et la poésie de Maupassant.
Un piano égrène ses notes, on entend le bruit des vagues
et des mouettes, le souffle du vent du large. On se croirait au bord de la
mer accompagnant Jeanne dans les dérives de sa Vie à un tel
point que, dans la salle, l'on pourrait quasiment sentir l'air salin et la
puissante odeur des varechs...
CatS / Theothea.com le 22/12/19