En permettant à Cristiana Reali d’incarner sur les planches
sa « Simone Veil » dont la comédienne aura
coadapté avec Antoine Mory l’autobiographie intitulée
« Une Vie », Jean-Marc Dumontet, directeur & producteur,
offre à son Théâtre Antoine une superbe occasion de rendre
hommage à cette femme devenue magistrate, ministre, présidente
du parlement européen, qui aura profondément marqué
son époque selon une carrière professionnelle engagée
dans des choix sociaux, politiques et existentiels entremêlant
profondément sa vie privée et publique.
Il s’en suivra en 2022, une grande tournée hexagonale pour
laquelle, gageons-le, l’interprétation de Cristiana Reali sera
célébrée tant sur la forme que sur le fond :
En effet, être en mesure de rester fidèle à un personnage
iconique au point d’en épouser la mimétique, les postures,
la gestuelle et, nec plus ultra, l’apparence physique, la façon
de se vêtir, de relever un chignon ou d’allumer une cigarette,
de poser le regard, de se taire discrètement tout autant que de
s’exprimer avec autorité, agit comme un rendez-vous amoureux
avec les spectateurs fort sensibles à cet effet miroir les projetant
dans leurs propres souvenirs liés à ces périodes où
forcément la vie avait une autre saveur.
Mais bien entendu, si la force de ces détails formels peut se confondre
avec un sésame ayant la vertu de nous faire accéder aux vibrations
sensitives de la mémoire collective, c’est avant tout par la
noblesse des causes alors en gestation que surgit la dimension visionnaire,
le courage, la détermination avec évidemment l’admiration
implicite et sans borne de tous.
Juive déportée à Auschwitz avec sa famille dont elle
finira, après la guerre, par en devenir la seule survivante, c’est
contre l’avis de son mari qu’elle entreprendra par la suite des
études juridiques la conduisant à la haute magistrature.
Entrée comme membre du gouvernement Chirac sous la présidence
de Giscard d’Estaing, elle se verra confiée en 1974 la défense
de la loi autorisant l’avortement.
La lutte engagée à cet effet contre toutes les oppositions
réactionnaires de l’Assemblée Nationale et du Sénat,
y compris dans son propre camp politique, la propulsera à l’instar
de Robert Badinter en 1981 contre la peine de mort, au sommet de la
respectabilité citoyenne.
Ses fonctions par la suite au Conseil Constitutionnel et à
l’Académie Française parachèveront son parcours
en responsabilités où la dimension honorifique ne cessera
d’être valorisée par sa perpétuelle volonté
d’en être digne.
Son entrée au Panthéon en compagnie d’Antoine son
époux en 2018 marquera de manière emblématique cette
destinée hors du commun à la fois exemplaire et tellement porteuse
de sens.
Sur les planches, la mise en scène de Pauline Susini, en alternance
avec Hannah Levin Seiderman afin de lui faire office de partenaire renvoyant
la réplique dialectique, universitaire et médiatique qui, ainsi,
accompagne avec proximité bienveillante ce personnage historique au
fil de sa vie, éclaire en source lumineuse tamisée et ombrée
la prestation tout en retenue de Cristiana Reali, véritablement
habitée par l’enjeu tout à la fois symbolique, spectaculaire
et tellement patrimonial.
avec
Stéphane HILLEL, Nicolas BRIANCON,
Lisa MARTINO, Pierre-Alain LELEU, Camille FAVRE-BULLE, Maxime LOMBARD, Philippe
BEAUTIER, Elena TERENTEVA et Jana BITTNEROVA.
Musiciens: Marek CZERNIAWSKI au violon et Boban
MILOJEVIC à l'accordéon.
« En avant ! » ainsi se termine la pièce de
Milan Kundera d’une manière un peu similaire à celle dont
se termine « Oncle Vania » de Tchekhov par la fameuse
injonction « se remettre au travail ! ».
Il s’agit, dans les deux cas, de ne surtout pas baisser les bras
et, dans un élan volontariste, de relancer le manège de la
vie…
Cependant, ici, cet « En avant ! » ne veut pas
présumer de la direction à prendre. Pas de consignes, ni de
directives a priori, car l’ensemble de cet hommage à '' Jacques
le fataliste '' de Diderot table sur une destinée écrite à
l’avance par le grand ordonnateur dont il serait présomptueux,
en tant qu’ « être humain », de vouloir
réécrire le plan voire même de tenter simplement de le
modifier ou de l’infléchir.
Il arrive ainsi ce qui doit arriver comme lorsque l’on est enclin
d’attendre Godot :
En effet, c’est très bien d’être à
l’écoute pourvu que continue, malgré tout, la progression
sur le chemin où le destin vous a orienté jusque-là…
C’est au prix de ce mouvement perpétuel, pouvant sembler se
répéter à l’infini, que la légèreté
peut imposer sa bienveillance et son baume sur les esprits sans cesse
tentés de complexifier le vécu.
L’on comprend aisément qu’avec un tel vade-mecum, il
puisse sembler nécessaire à certains de pratiquer des doses
de rappel à intervalles réguliers, ne serait-ce que pour
s’assurer qu’ils ne font pas fausse route ou sur le point de
dévier de l’axe nominal.
C’est ainsi, sans doute, que le jeune réalisateur Nicolas
Briançon s’était promis de recréer toutes les
décennies cette pièce de Milan Kundera dont il lui semblait
d’emblée qu’un éclairage nouveau périodique
devrait être profitable tant aux comédiens qu’aux spectateurs.
En proposant son Théâtre Montparnasse pour ce projet
récurrent, parvenu au cycle numéro quatre, Myriam Feune de
Colombi lui remettait le pied à l’étrier à Paris
mais c’est, hélas, sans elle qu’en septembre 21, cette saison
théâtrale post confinement Covid débuterait cette nouvelle
production avec une très brillante distribution de onze artistes sur
scène dont deux musiciens.
Stéphane Hillel serait, pour la première fois, le
« Maître » succédant à Yves Pignot,
quant à Nicolas Briançon il incarnerait à nouveau fort
généreusement son « Jacques ».
Lisa Martino jouerait l’aubergiste impériale se situant au
croisement des multiples « variations » sur les histoires
racontées.
Car si l’amour adossé à ses nombreuses variantes
contradictoires serait bel et bien le moteur d’une logorrhée
exubérante partagée par tous, c’est par
l’entrecroisement des récits, des conquêtes, des échecs
et même des vengeances que devrait progresser de manière
métaphorique la connaissance de l’homme par lui-même.
C’est fort brillant, c’est hyper frénétique,
c’est divinement spirituel mais c’est également très
nostalgique, mélancolique et peut-être même quelque peu
déroutant en ces périodes d’incertitude
existentielle…
Tel un monsieur Loyal, Nicolas Briançon règle le tempo par
ses prestations enjouées mais aussi par ses silences observateurs.
Stéphane Hillel reste en arrière de la main, en incarnant
le Maître qui pourrait intérieurement tout aussi bien se ressentir
« Valet ».
Aux confins de la séduction autoritaire Lisa Martino, en
maîtresse femme, met quasiment tout le monde à ses pieds.
Chacun des rôles contribue à un happening festif d’où
il ressortirait que la vie est un banquet à partager au mieux de ses
propres potentialités.
Et ainsi chacun de fantasmer ce qu’il aurait envie de comprendre
« ici et maintenant » quitte à modifier son point
de vue lors de la prochaine décennie accompagnée forcément
d’une nouvelle création de Nicolas Briançon…
d’avance en pleine mue rédemptrice.
De manière beaucoup plus intrusive que les huit Présidents
qui, tour à tour, ont administré la cinquième
République sous le contrôle impérieux de sa Constitution
promulguée en 1958, l’Objet théâtral « Douce
France » stigmatise les aléas de son fonctionnement, en
débutant le scan deux ans avant les fameux « évènements
» de 1968.
Il agit à la manière d’une loupe grossissante en flashant
sur des anecdotes pouvant paraître dérisoires dans leur
singularité cocasse mais qui, réunies dans leur juxtaposition
et leur enchaînement, pourraient s’avérer fort signifiantes
de la spécificité du régime républicain,
cinquième du nom.
Ainsi pour commencer, comme au Théâtre classique, la sacro-sainte
règle des trois unités s’impose tant au spectateur
qu’aux deux auteurs :
Pour l’unité de « Temps », c’est
simple, dès la présentation de la pièce, il est
précisé que le spectacle dure 55 ans.
Pour celle du « Lieu », aucun problème, tout
est géré depuis l’Elysée, ce fameux Palais de la
République Française aux 365 pièces, une pour chaque
jour de l’année.
Enfin pour l’unité d’« Action »,
le principe est d’emblée refermé sur lui-même: Tout,
en effet, n’aboutit et ne procède qu’à partir de
la personne du Président.
Voici donc un cadre d’autant mieux structuré qu’à
l’intérieur tout va pouvoir être façonné
à la main de ceux qui vont successivement occuper la fonction,
qu’elle soit initialement sous forme de septennat ou par la suite de
quinquennat.
Qu’ils s’appellent donc De Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand,
Chirac, Sarkozy, Hollande ou actuellement Macron, tous n’auront de compte
à rendre qu’à l’Histoire et, le cas échéant,
à la Justice mais uniquement au-delà de leur temps imparti.
La monarchie républicaine est donc prête à s’exhiber
pour le plus grand plaisir des spectateurs dans la salle du Tristan Bernard
mais également à l’échelle des 70 millions de citoyens
français docilement assujettis.
En effet, malgré ses remises en question récurrentes, la
Constitution de la 5ème a la peau dure, car même ses
détracteurs les plus zélés s’y sentent comme poisson
dans l’eau, dès qu’ils parviennent à la plus haute
marche du pouvoir.
Et c’est donc ainsi dans ce contexte d’une boucle sans fin,
à l’aide d’archives à la fois sonores, filmées,
écrites et transmises entre elles par des générations
d’électeurs, que se constitue un véritable trésor
de la Comédie nationale dont tous les français sont si friands
et, en définitive, pas peu fiers, face au monde entier qui les regarde
médusé.
Bien entendu, les morceaux choisis par les auteurs sont particulièrement
savoureux et drolatiques; ils ont surtout l’immense qualité
d’être tellement authentiques qu’ils en atteignent au statut
gustatif de véritable « Madeleine » pur beurre
dans lequel le souvenir de chacun peut s’objectiver en mémoire
collective validée par tous.
Un travail d’orfèvre documenté et agencé en
amont par Stéphane Olivié Bisson et son partenaire David Salles
qui, chaque soir devant leurs concitoyens, s’en donnent à cœur
joie de revivre cette épopée Elyséenne en qualité
de conseillers spéciaux inamovibles de la République dès
la première du nom.
Pour les accompagner dans une parité de bon aloi, Evelyne (Delphine
Baril) chef du protocole depuis Louis-Napoléon Bonaparte a, elle,
tout vu, tout entendu mais son devoir de réserve l’incitera à
se contenter de « modérer » ses deux collègues
impétrants.
Bien entendu, on l’aura compris, c’est aussi ici
« Embrassons-nous Folle ville » et l’on y vient
donc pour profiter de cette truculente satisfaction mais, néanmoins
à la veille de la prochaine élection présidentielle,
il pourrait aussi être plaisant de questionner :
Nées en pandémie, ces élucubrations à voir,
à entendre et à lire correspondent pleinement à
l’image d’Edouard Baer, celle qu’il suscite a priori par son
apparente spontanéité « sans filtre » mais
aussi celle plus existentielle nourrie par sa façon de s’inscrire
dans le cycle de la vie comme de la scène.
Fuir l’endroit où on l’attend, atterrir comme un intrus
là où rien n’est prévu pour l’accueillir,
mettre « les pieds dans le plat » parce qu’il ne
sait plus quoi faire de tangible, voici ce personnage improbable qui devrait
être en train d’incarner « Malraux » dans
un théâtre et qui, en temps réel à la suite d’un
mauvais regard de spectateur, débarque inquiet dans celui d?à
côté.
Le voilà maintenant confiant son mal de vivre et son mal d?être
dans sa peau autant que dans celle des autres, au premier venu,
c’est-à-dire au barman ou plutôt à travers ce dernier
au public mais pas le sien, celui venu en effet pour assister à un
show intitulé « Au dernier bar avant la fin du
monde »? alors que ses spectateurs dédiés, eux, seraient
censés l’attendre finalement on ne sait où !
Bref, d’emblée tout serait décalé et le resterait,
pour notre plus grand plaisir, jusqu’au salut final de chaque
représentation.
Edouard Baer n’est pas un intellectuel, c’est lui qui le dit
mais, en revanche, Edouard cogite en permanence et, avec son sourire entendu,
vous incite à suivre sa pensée en train d?éclore en
« direct live » comme ces fusées de feu
d’artifices qui éclateraient à tour de rôle mais
dans le désordre le plus aléatoire qu’il soit.
Cela n’empêche; cela semble faire sens et ainsi on le suit
avec amusement et complicité, comme un seul homme !..
Conviés peu à peu à pénétrer dans son
Panthéon personnel, nous pouvons y croiser aussi bien Napoléon
que Casanova mais surtout des auteurs bien trempés à l’instar
pèle-mêle de Bukowski, Thomas Bernhard, Romain Gary, Camus,
Malraux, Jean Rochefort, Boris Vian ou Georges Brassens…
La liste n’est certainement pas exhaustive, mais nous ne sommes pas
pour autant au Musée Grévin; il ne s’agit pas tant de
faire étalage de textes prestigieux figés dans l’espace
temps que de faire leçons de vie, ici et maintenant.
Ces moments de lecture et de souvenance réflexive sont donc toujours
contextualisés et ont comme objectif principal de faire choc avec
le vécu, la perception, l?émotion qui nous lient autant à
la réalité qu?à l’imaginaire.
Si donc Edouard Baer est aussi un passeur tendant la main à ses
contemporains pour les sensibiliser à la poésie des relations
humaines, il n’en reste pas moins qu’en
« lutin » fantasque, il dynamite de l’intérieur
la pensée et ne laisse rien passer des éclats implosant face
au sourire bouche bée de ses admirateurs.
Car l’ « enchanteur » sait parfaitement l’effet
qu’il produit sur les foules; il en joue, il peaufine ses répliques
et son phrasé d’apparence hésitante mais cependant il
ne falsifie jamais l’authenticité morale du personnage qu’il
incarne.
Le comédien agit en charmeur invétéré assumant
complètement cette qualité pourtant non revendiquée
en tant que telle.
Le public, le sien et les autres, ne s’y trompe pas: C’est tous
ensemble qu’ils plébiscitent la performance à nulle autre
pareille parce que, de fait, il se pourrait, sauf à s’y damner,
que cet artiste apparaisse réellement comme frappé par la
grâce.