Nous y voilà, installés dans la salle de la Comédie
des Champs Élysées, attendant que la scène s'ouvre sur
une ribambelle d'instruments de musique enveloppés dans les effluves
d'encens nous assurant que le spectacle sera pleinement musical.
'' Nous y voilà ! '', cette formulation, de par sa forme exclamative
sonnant comme une claque, est une injonction qui va nous interpeler tout
au long de cette soirée sur le constat de l'état affligeant
dans lequel l'homme a réduit la terre, tel un leitmotiv
prophétisé par ce titre emprunté au poème de
l'écrivaine Fred Vargas : '' Nous y voilà, nous y sommes !
'' - « Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les
hauts-fourneaux de l'incurie de l'humanité, nous y sommes ».
Apôtre de l'environnement, celle-ci est l'auteure d' un ouvrage
'' l'Humanité en péril '' qui nous alerte et retentit comme
une mise en demeure. Lhomme court à sa perte sil oublie
doù il vient et le poète est là pour le lui rappeler.
Elle lance un cri d'alarme sur l'urgence climatique et l'avenir de la
planète.
Cest sur ce bilan catastrophique et leur force de conviction que
la terre souffre des excès humains que Philippe Torreton, Richard
Kolinka et Aristide Rosier ont uni leur talent pour nous proposer un spectacle
insolite où la poésie se mêle à la musique,
habillé par les somptueuses lumières en clair-obscur de Dimitri
Vassiliu.
Le trio fait son apparition. Côté jardin, le batteur de
l'ex-groupe Téléphone Richard Kolinka se place derrière
ses percussions ; à jardin, le jeune Aristide Rosier s'installe
derrière ses claviers.
Philippe Torreton, énergique et fougueux, déboule au centre
de la scène pour asséner d'emblée le discours d'un chef
indien Sitting Bull « L'homme blanc ne comprend pas nos moeurs... il
traite la terre et le ciel comme des choses à acheter, piller, vendre
comme les moutons... son appétit ne laissera derrière lui qu'un
désert... ».
Le comédien bouscule les codes du récital poétique.
Sa voix tonitruante fait entendre un florilège de textes allant du
XVIe siècle à nos jours, ceux des poètes, qui comme
Arthur Rimbaud, Charles Baudelaire, George Sand, Boris Vian
ont parlé
du rapport de l'homme à la nature, l'ont vénérée,
l'ont défendue.
Sa voix devient cri de détresse '' contre les bûcherons de
la forest de Gastine '' de Pierre de Ronsard « Écoute,
bûcheron, arrête un peu le bras ; ne vois-tu pas le sang lequel
dégoutte à force - Des nymphes qui vivaient sous la dure
écorce ? ». Si Ronsard s'indignait poétiquement à
son époque sur l'abattage d'un arbre, que penser aujourd'hui de l'ampleur
de la déforestation qui sert aux lobbies du bois ou à la culture
du colza et de lhuile de palme, permettant de produire des biocarburants
hyper polluants !
Poignant, il clame des textes déchirants, parfois sa voix se fait
chuchotement suave telle une prière. La scène devient un lieu
d'exorcisme pour chasser les influences maléfiques qui accablent notre
mère bienfaitrice la Terre.
Les mots crachés ou sussurés se fondent dans une musique
au diapason, vibrante, éclatante, carillonnante, les baguettes
frénétiques de R. Kolinka virevoltent avec une magistrale
dextérité, cymbales ou hang drums mélodieux accompagnent
ces alarmantes prédictions.
R. Kolinka, au charme indéniable, chaperonne son complice et ami
jusqu'à participer malicieusement aux textes par de facétieuses
mimiques. C'est d'ailleurs pendant le premier confinement de 2020 que les
deux artistes, voisins mitoyens relégués dans leur jardin,
ont partagé des moments de poésie en postant tous les jours
des petites vidéos très amusantes et ont ébauché
les prémices de '' Nous y voilà ! '', on les sent très
à l'affût l'un de l'autre.
Magnétique, Aristide Rosier, discret et subtil, souligne en douceur
la musicalité des mots par les riches modulations d'un clavier, d'un
kalimba ou par les sonorités délicates d'une guitare, devenant
musique méditative et spirituelle. Il avait déjà
participé avec R. Kolinka au spectacle concert '' Mec '' de Philippe
Torreton joué au Théâtre Édouard VII en 2018.
Les musiciens convoquent le jazz, le blues, le rock, mais aussi la musique
électronique dans une création envoûtante aux couleurs
des mots scandés par un Ph. Torreton qui a un vrai sens du rythme
et bouge avec un évident feeling.
Les paroles proférées sont parfois d'auteurs rares faisant
ainsi entendre les réflexions des Indiens dAmérique du
Nord qui savent que « lhomme blanc ne semble pas remarquer lair
quil respire ! »
Le chant de jubilation de Tsoai-Talee du poète Navarre Scott Momaday
est sublime : « Je suis une plume dans le ciel lumineux - Je suis un
cheval bleu qui galope dans la plaine... Je suis l'aigle qui joue avec le
vent... Je suis un cerf qui s'éloigne au crépuscule - Je suis
un vol d'oies dans le ciel d'hiver... Voyez-vous je suis vivant - je suis
vivant... ».
Le poème de l'auteure Esther Granek est jubilatoire : « Je
suis enceinte de prés verts... je porte en moi des pâturages...
je suis enceinte de déserts... »
Le comédien déclame également deux de ses propres
textes '' Nous étions partout '' tiré de '' l'Homme averti
'' et '' Mon indien ''.
Dans ce vibrant hommage, vrai coup de poing à l'estomac tellement
c'est juste, puissant, émouvant, Philippe Torreton et ses merveilleux
et sensibles acolytes nous invitent à retrouver cette harmonie perdue
avec la nature car '' l'homme blanc '' a prélevé sans discernement
avec l'idée que tout lui est dû à l'opposé de
'' l'homme rouge '' précautionneux et respectueux.
Véritable performance entre concert hypnotique et incantations
poétiques, le public ébahi, revigoré par l'enthousiasme
communicatif de ces trois compères, se lève pour les ovationner
avec d'ardents bravos et surtout un très grand Merci qui, visiblement,
leur vont droit au coeur ! Un moment exceptionnel hors normes mais point
hors sol !
CatS / Theothea.com le 16/03/22