avec
Alain Lenglet, Françoise
Gillard, Jérôme Pouly, Laurent Stocker, Serge Bagdassarian,
Nicolas Lormeau, Anna Cervinka, Jean Chevalier, Élise Lhomeau,
Clément Bresson, Adrien Simion et le comédien de
lacadémie de la Comédie-Française Jérémy
Berthoud
Dès sa première relecture de L'Avare sous l'incitation
d'Éric Ruf, Lilo Baur perçut l'angle scénographique
qui la dirigerait, il s'agirait en l'occurrence d'une pelouse verte en pente
douce entourée de montagnes à larrière-plan avec,
pour l'agrémenter, des joueurs de golf en compagnie de leurs voiturettes
électriques, synthétisant ainsi les marqueurs ostentatoires
de la grande bourgeoisie dont son pays natal, La Suisse, est adepte.
Mais au-delà, bien entendu, ce sont les banquiers dont elle en
stigmatise l'entrisme ainsi que l'indifférence totale à
l'égard de ce qui est hors du club.
C'est donc dans ce schéma clanique que la metteuse en scène
pourrait susciter d'éventuels récalcitrants à une vision
un tantinet critique du territoire Helvète quand bien même qu'il
faille comprendre cette métaphore à l'échelle de la
planète.
En tout cas, elle a décidé de nous faire rire avec Molière
mais également avec un malicieux décalage ambiancé situant
l'enjeu juste après la seconde guerre mondiale à une époque
où il semblerait que l'outrance et le ridicule pouvaient ne pas
tuer.
En choisissant Laurent Stocker pour le rôle d'Harpagon, elle savait
que le comédien monté sur ressorts saurait donner à
cette comédie toutes les couleurs d'une truculence qui ravit et d'un
burlesque qui subjugue.
A la manière de Louis de Funès, dans ce même emploi,
moulinant ses bras pour méduser l'interlocuteur, le comédien
du Français, lui, utilise prioritairement ses jambes pour sautiller,
bondir et rugir d'effarement hystérique.
Force est de constater, néanmoins, que cet avare ainsi
personnifié ne cherche pas à déclencher l'antipathie
du spectateur tant on ressent à quel point il est victime de ses propres
pulsions et de ses démons récurrents.
Il s'agit à ce stade paroxysmique d'une véritable pathologie
que l'on peut considérer comme une étrangeté
phénoménale voire même éprouver de la compassion
pourvu que soi-même l'on ne soit pas l'objet de ses foudres et de ses
injustices.
Ce qui, de toutes évidences, ne sera pas le cas de ses enfants,
de leurs prétendants et de sa domesticité qui, néanmoins
tous, avec un peu de ruse, finiront pas avoir gain de cause, au moins en
ce qui concerne leurs amours en échange des retrouvailles du
thésauriseur avec sa cassette un temps subtilisée et que Lilo
Baur évaluera, en clin d'il actualisé, à la somme
de 350.000 euros à défaut de Francs suisses.
Si le maniérisme des personnages qui évoluent autour d'Harpagon
n'hésite pas à se teindre de surréalisme tout en les
différenciant pleinement les uns des autres, c'est bel et bien la
performance de Laurent Stocker qui, en affichant un ton et un style
délibérément saugrenus, mène le bal au diapason
de l'esprit et l'humour de Molière servis de facto jusque dans des
retranchements les plus inattendus.
Cest ainsi que la discrète Elise (Elise Lhomeau),
lingénue Mariane (Anna Cervinka), lentremetteuse Frosine
(Françoise Gillard) sacoquinent pour le meilleur, à
défaut du pire redouté, avec le tacticien Valère
(Clément Bresson), le lunaire Cléante (Jean Chevalier), le
rusé La Flèche (Jérôme Pouly) ainsi que le subtil
Maître Jacques (Serge Bagdassarian) pour amener Harpagon à devoir
limiter ses ambitions à son unique obsession existentielle
« sa chère cassette » !
Le public prend beaucoup de plaisir à apprécier le jeu des
comédiens d'autant plus qu'il ne peut s'empêcher de s'esclaffer
comme s'il était à guignol.
Eh oui, cela fait vraiment du bien à tout le monde de rire de bon
cur à La Salle Richelieu !
En étant nominée aux Molières 2022 en
révélation comédienne, Salomé Villiers attire
lattention artistique au moins de triple manières.
Tout dabord en étant appréciée à
laune de trois consurs interprètes à laffiche
de pièces également fort remarquées durant la saison
en cours, ensuite en suscitant une notoriété que même
son rôle en alternance dans « Adieu Monsieur
Haffman » navait pas été suffisant à
déclencher précédemment, enfin en distinguant implicitement
son talent dadaptatrice quelle aura su mettre au service dun
best seller décrivain à la mode bien que celui-ci soit
plutôt en marge du sérail littéraire.
En effet « Le Montespan » de Jean Teulé est
en soi une uvre romanesque à part entière tellement originale
quil fallait une intuition de magicienne pour déceler le profit
scénographique que ces 26 personnages sur 21 lieux et 44 années
de 1663 à 1707 allaient pouvoir conjuguer dans un imaginaire
poétique au travers de trois comédiens sur la scène
miniature du Théâtre de La Huchette.
Cest tout dabord Etienne Launay qui, demblée,
à la première lecture du script, comprit le parti que sa mise
en scène pourrait valoriser dans la distanciation des personnages
guidés selon une narration en temps réel régissant leurs
confrontations entrecroisées.
Tel un théâtre de marionnettes ayant installé ses
tréteaux face au public, les protagonistes seraient tout à
la fois acteurs et conteurs des mésaventures auto-provoquées
ne cessant de survenir à lantihéros que Jean Teulé
aura si bien su dénicher dans les coulisses de la Grande Histoire.
En effet, si tout un chacun a entendu parler des frasques de La Montespan
au sein de la Cour de Louis XIV, peu savaient que Françoise de
Rochechouart de Mortemart avait auparavant contracté un mariage
dAmour, si rare à lépoque, sur un véritable
coup de foudre dont lheureux prétendant, Louis-Henri de Pardaillan
de Gondrin, Marquis de Montespan, ne sen remettrait pourtant jamais.
Si donc les tourtereaux vécurent une première période
nuptiale passionnée tout en étant désargentée,
vint le temps où le marquis crut bon de sengager dans le
régiment royal armé, à la fois pour se faire bien voir
du monarque mais également afin de renflouer le budget conjugal.
Mais voilà quau retour de ses finalement piètres exploits
militaires, il découvre que son épouse est devenue, en moins
de temps quil naurait fallu pour le dire
« Athénaïs » la favorite du Roi.
Dabord très flatté de cette distinction maritale quasiment
honorifique, il déchanta assez rapidement en sapercevant que,
non seulement, il serait exclu de toute reconnaissance du souverain mais
surtout que son épouse désormais se détournerait de
lui.
A partir de cette prise de conscience psychodramatique, il naura
de cesse de se manifester publiquement ainsi quauprès de la
Cour en cherchant à créer le scandale tout en ne récoltant,
en retour, que la risée générale sans cesse croissante.
Cest donc en cocu exaspéré et néanmoins amoureux
transi quil traversa une bonne partie du règne de Louis XIV
jusquà ce que tardivement, alors que son épouse fut à
son tour bannie, il finit par renoncer, diminué par sa propre vieillerie,
à la revoir de crainte de la décevoir.
Cest donc bien dune fabuleuse histoire damour à
laquelle sont conviés les lecteurs de Jean Teulé et,
aujourdhui, les spectateurs de Salomé Villiers qui, de facto,
trouve un statut à hauteur de
« révélation » alors que, de surcroît,
elle y joue des rôles multiples à linstar de son autre
partenaire, le jovial Michaël Hirsch.
Délibérément seul dans cette histoire exemplaire,
Simon Larvaron endossant en exclusivité celui de « Le
Montespan » effectue, superbe, son chemin de croix jusquà
la lie du sublime autant que du ridicule.
Les spectateurs rient beaucoup, étant sensibles au comique de
situation, aux bons mots, à la subtilité
dinterprétation de cette farce si romantique et tellement burlesque
autour de « Louis-Henri de Pardaillan, marquis de Montespan, époux
sépare´ quoique inséparable. »
Quand nous pénétrons dans l'antre aux lambris ocres des
Bouffes du Nord dans le quartier cosmopolite de la Chapelle, nous sommes
happés par une musique de variété que quatre
''énergumènes'', vestes à paillettes, jouent à
tue-tête. L'ambiance est celle d'une fête estivale de village.
Plutôt surpris par ce spectacle insolite qui se présente comme
un opéra sur le mythe grec d'Orphée, nous sommes un tantinet
dubitatifs. Un rapport avec la salle s'établit, les interprètes
parlent et s'adressent au public.
La célébration d'un mariage d'aujourd'hui justifie cette
pétillante excitation. La scène est festive. Sur une estrade
encadrée par un portique décoré de lampions, de ballons
colorés et de guirlandes de fleurs, un orchestre de bal populaire
entonne des tubes phares tels ''Retiens la nuit'' d'Aznavour ou ''les yeux
revolver'' de Marc Lavoine.
Le quatuor est composé de deux chanteuses et de deux musiciens
multi-instrumentistes, claviers-violoncelle-guitare. Les chansons sont
entrecoupées par les traditionnels discours émis en hommage
à l'union du couple, ici, féminin (Odette/Eugénie )
par l'une des chanteuses se présentant comme la soeur de la mariée.
On est loin des airs tragiques de l' Opéra en trois actes de Christoph
Gluck.
Cette dernière va subitement quitter la scène. Et c'est
en revenant après un long moment d'obscurité qui a marqué
larrêt brutal des réjouissances suivi par lintervention
de deux figurants revêtus de maillots rouges agrémentés
d'un bandeau ''sécurité incendie'' emportant la mariée
sur un brancard mortuaire que sarticule le lien avec lhistoire
dOrphée, poète et musicien, endeuillé le jour
même de ses noces alors que sa jeune épouse Eurydice, mordue
par un serpent, finit dans les limbes des Enfers. Le corps exposé
d'Eugénie sur lequel est déposé le bouquet de la
mariée se transpose subrepticement en celui d'Eurydice au cours de
la cérémonie devenue funèbre.
La lumière s'est éteinte sur un vaudeville débridé
aux rythmes pop. En la rallumant, c'est la mort qui plane. On retire à
vue un à un les éléments de la cérémonie,
lampions, fleurs, estrade. L'espace se fait nu, le vide causé par
la perte soudaine est bien palpable. Dépaisses volutes de
fumée et des voiles de tulle aériennes d'une blancheur fantomatique
figurent le Royaume des morts. Un piano noir est tiré comme un lourd
corbillard. Les amis sont partis. Orphée (ici figure féminine
comme Odette) invoque les dieux dans son cruel émoi.
Un étonnant glissement s'est effectué d'une situation
ancrée dans une banale réalité au mythe légendaire
où le héros doit affronter la catabase pour délivrer
son aimée. Concomitamment, le registre musical change pour donner
place à la musique baroque du 18ème siècle.
La partition de Gluck composée en 1762 est largement resserrée
et épurée. Les arrangements musicaux audacieux
interprétés par une troupe de chanteurs lyriques et
comédiens-chanteurs non lyriques sont signés Jérémie
Arcache, Benjamin dAnfray et Agathe Peyrat de la Compagnie limougeaude
''Maurice et les autres'' fondée en 2015.
L' Opéra de Gluck a déjà été incarné
par deux cantatrices dans les rôles principaux. Ici, Orphée
est interprétée par Cloé Lastère, comédienne.
Ce n'est pas une chanteuse lyrique mais elle chante avec une belle voix chaude
dans un micro à fil toute la douleur infligée par la
séparation.
La soprano Agathe Peyrat chante Eurydice avec de ravissantes envolées
lyriques. L'univers lyrique est réservé aux Enfers.
Léquilibre se maintient entre ses voix si différentes
dans leur texture qui font pleinement entendre les accents poignants de
luvre.
Cette pièce, mise en scène par Jeanne Desoubeaux, joue sur
de multiples confrontations et le public est pris dans cette confusion entre
réalité et imaginaire, entre le monde des vivants et celui
des morts, entre amour et désamour, entre deux styles de musique,
la pop et la classique, deux voix, la lyrique et la naturelle. Elle mêle
tragique et comique car le burlesque nest pas absent, à voir
comment lamour se métamorphose sous les traits de deux naïades
nues chantant leur madrigal. Naviguant entre théâtre et concert,
la pièce souffre de quelques maladresses et semble chercher par moments
la marche à suivre, ce qui fait perdre un peu le fil.
A la fin, Eurydice meurt une seconde fois à cause d'un regard
porté sur elle par Orphée, ce qui lui était interdit
par les dieux, lesquels avaient permis d'aller la chercher aux enfers à
la condition de ne pas porter les yeux sur elle. Pleurant à nouveau
cette disparition dont elle se sent coupable Orphée/Cloé,
déchirante, chante ''Où je vais la nuit'' de Philippe Katerine
qui donne le titre à ce spectacle hétéroclite revisitant
le mythe grec et l'opéra de Gluck avec une énergie enthousiaste
et follement moderne.
En ce printemps 2022, le théâtre de l'Atelier présente
''Mon dîner avec Winston'' un Seul en Scène insolite qui avait
été programmé au Théâtre du Rond-Point
au mois de septembre 2020 au sortir provisoire d'une période de
confinement.
Dans un décor austère à l'esthétique sobre
et élégante (Jean Haas), tout le mobilier jusqu'au frigidaire
est d'un noir jais, l'homme qui surgit s'affaire aussitôt, visiblement
excité à l'idée de dresser la table pour un visiteur
d'exception. Nouant un tablier sur son costume cravate, il pose avec beaucoup
de soin une nappe sur le coin gauche de la table, deux assiettes, deux verres
- des verres à Bourgogne - tout en alléchant le public en
évoquant un jambon qui rôtit dans le four, accompagné
d'un gratin de pommes de terre, une bouteille de champagne repose au frais
dans son sceau en inox et nous précise-t-il 5 autres bouteilles de
marque seront prêtes à satisfaire son hôte. Apparemment
un buveur invétéré et un fin gourmet !
Un épais plaid recouvre un fauteuil prêt à recevoir
l'invité. La jubilation de Charles est à son comble à
l'idée de partager ce dîner avec ce convive qui se fait attendre
et notre homme ne cesse de soliloquer sur ces préparatifs qui doivent
être dignes pour ce retardataire qui, en définitive, n'arrivera
pas ! Pour cause, il est mort depuis plus de 50 ans !
On comprend, photos à l'appui sur les murs et écran
élevé sur des tréteaux montrant en continu le portrait
de Churchill faisant le fameux V Victory ! Victory ! Victory ! que l'illustre
Anglais devient une projection imaginaire qui polarise tous les sentiments
de Charles ressentis dans sa solitude extrême et dans le but de sortir
d'une situation émotionnelle intolérable.
Car Charles est surtout un homme seul, sa femme est partie et il a
sombré dans l'alcool. « Après le départ de Solange,
je me suis mis à boire. Le Martini, la vodka, les deux ensemble. Ça
s'appelle du ''Vodkatini''. Je faisais moitié-moitié. »
Aussi, Winston Churchill, à la bonhomie truculente aimant la bonne
chère et fumant le cigare, connu pour la puissance de son verbe et
ses saillies inoubliables, est-il le parfait modèle pour opérer
un transfert d'identification jusqu'à endosser une combinaison d'aviateur
semblable à celle de son héros.
La boisson aidant, Charles libère les mots comme dautres
ont libéré les peuples. Il se lance dans une conversation
imaginaire avec cet homme quil admire autant pour ce quil a
été que pour ce quil a accompli. Il le prend à
témoin.
Dans un état d'ébriété avancé au coeur
de la nuit, il hurle les tonitruants discours du 4 juin 40 qu'il connaît
par coeur aussi bien en français qu'en anglais debout sur un tabouret
« Nous ne nous rendrons jamais, nous nabandonnerons jamais...We
shall defend our Island, whatever the cost may be, we shall fight on the
beaches, we shall fight on the landing grounds, we shall fight in the fields
and in the streets, we shall fight in the hills. We shall never surrender
! » au grand dam de son voisin polonais du dessous ou aux interlocuteurs
impromptus qui viennent le déranger au bout du fil, puisque, le soir,
Charles télé-travaille pour le service client dune entreprise
de dépannage automobile.
Il s'oublie dans la peau de son mentor. La fiction prend le pas sur la
réalité. Son travail prend des allures surréalistes
lorsqu'il tente d'aider un conducteur en panne perdu en Bavière près
de Berchtesgaden. Ne parvenant toujours pas à redémarrer, et
rappelant encore une énième fois, il finit par prendre le client
se trouvant sur le lieu de villégiature d' Hitler pour un ancien nazi.
Quand ce dernier lui dira qu'il se prénomme Abraham et non pas Adolfo,
l'esprit embrumé et cédant à la panique, il lui conseillera
de quitter au plus vite l'Allemagne « Abraham j'ai peur pour vous !
»
Pendant une heure, ''Mon dîner avec Winston'' passera par
lentremêlement de la petite et de la grande histoire où
sinvitent Daladier, Chamberlain, Hitler pour évoquer l' Europe
d'hier et daujourdhui, secouée de crises, démocratiques,
sociales, climatiques.
La performance de Gilles Cohen qui est aussi le metteur en scène
du spectacle est à la hauteur du potentiel théâtral du
grand personnage auquel il s'identifie et qu'il nous restitue avec humanité
dans toute sa complexité. Fêlé, mélancolique et
drôle, il faut le voir imiter Zorro, danser le tango et
sabîmer dans lalcool quil ingurgite par litres.
Sans artifices, et dans une mise en scène mettant en valeur le
quotidien, ''Mon dîner avec Winston'' alterne monologue et extraits
de discours qui, sous l'effet de l'alcool, s'entrechoquent et
s'entremêlent. Gilles Cohen a cette voix puissante qui rehausse
léclat des mots s'égrénant au gré de sa
dérive verbale.
L'homme paumé et dépressif qu'il incarne à merveille
va puiser, à travers ces longues déclamations souvent
teintées d'humour écrites par Hervé le Tellier
(couronné par le prix Goncourt 2020 pour LAnomalie) la matière
à s'élever et, last but not least, à être le
héros d'un soir devant un public conquis.