Jean-Paul Dubois est un auteur prolixe dont les romans plongent ses
héros ordinaires dans des situations à la fois
désespérantes et désopilantes avec un personnage
récurrent, un certain Paul, pessimiste à souhait voire
dépressif, décalé, en équilibre précaire
sur le fil de la dérision, empreint dun humour dévastateur
et toujours décrit avec une grande poésie.
Dailleurs, ses "Paul" forcent la sympathie et séduisent les
cinéastes: Sam Karmann a adapté "Kennedy et moi" avec Jean-Pierre
Bacri; Thomas Vincent "Le Cas Sneijder", devenu "La Nouvelle vie de Paul
Sneijder" avec Thierry Lhermitte. Pour Philippe Lioret, ce fut "Si ce livre
pouvait me rapprocher de toi" rebaptisé "Le Fils de Jean" avec Pierre
Deladonchamps.
Éternels adolescents écartelés, iIs charment
également les hommes de Théâtre comme Didier Bezace qui
vient dadapter le roman homonyme de Jean-Paul Dubois, paru en 2011,
et met en scène la pièce en choisissant le parti-pris de
privilégier lempathie avec Paul Sneijder, ses émotions
et son regard en rupture avec la réalité, captant en gros plan
la distance avec laquelle un homme peut observer sa vie au lieu de la
vivre.
Car ce Paul a subit un traumatisme cauchemardesque. La chute dun
ascenseur, sécrasant comme un fruit trop mûr, a
entraîné la mort de sa fille adorée et des autres occupants,
le laissant unique rescapé. Depuis son réveil du coma, sa
perception du monde a changé, il revoit sans cesse les images de cet
effondrement vertigineux; les traces sont indélébiles, il est
marqué au fer rouge, il senferme et senferre dans une
quête obsessionnelle du pourquoi et comment un tel accident a pu être
possible.
Lunivers mental de Paul complètement perturbé est
au cur de la scénographie de Jean Haas. Elle souvre sur
un immense tableau noirci de schémas, de graphiques, de chiffres,
de renseignements techniques qui sont nés de cette réflexion
solitaire sur la défaillance improbable dune telle cabine dans
une tour de Montréal.
De manière compulsive, Pierre Arditi, tout de noir vêtu,
incarnant corps et âme cet anti-héros revenu de tout, craie
à la main, manipule la mécanique explosive de la verticalité
dont il voit une véritable allégorie du monde moderne voué
au culte de la réussite et de la performance avec ses dommages
collatéraux dinhumanité et esquisse une Théorie
générale des ascenseurs et la loi de gravitation.
Ayant abandonné son travail, reclus dans son espace cloisonné,
il trouvera, pour un temps, une forme de salut attrayant en acceptant de
promener des chiens dans un parc. Notons la présence touchante de
celui prénommé Fox sur la scène de lAtelier. Paul
se prend daffection pour ces animaux domestiques qui savent comme lui,
depuis son accident, rester en alerte, se taire et observer.
Son nouveau métier permet dinstaller un ton tragi-comique
"Vous avez déjà ramassé une déjection canine"
lui demande son employeur goguenard, savoureusement interprété
par Thierry Gibault apportant une touche de franchise et de diversion dans
ce monde cruel. Il embauche Paul en se doutant bien que son profil cadre
peu avec lemploi et, passionné par les nombres premiers,
assène Paul de multiplications fantasques étonnantes ainsi,
en multipliant 2011 par son inverse 1102, on obtient un résultat 221
6 122 dont les chiffres sinversent de manière diamétralement
opposée autour du 6. Autre exemple 2001 x 1002 = 200 5 002. De quoi
rester bouche bée !
Ce job finit par exaspérer sa deuxième épouse, Anna
(Sylvie Debrun excellente), plus attachée à la réussite
sociale quà la compassion et qui le trompe les mardi et jeudi,
fait confirmé par la volaille quelle ramène ces
jours-là, remarques hilarantes dites en aparté par Paul, du
coup ils mangent un poulet rôti deux fois par semaine.
De même, ce travail dévalorisant et dégradant à
leurs yeux irrite les jumeaux quils ont eus ensemble, des imbéciles
carriéristes pour Paul, qui ont jusquau bout ignoré leur
demi-sur, née dun premier mariage, et avec lesquels il
na que des conversations téléphoniques.
Leur jugement importe peu à Paul. Le mépris quil
éprouve pour le trio atteint des sommets dhumour noir,
denvies meurtrières dune irrésistible cocasserie.
Seule sa fille le rendait heureux et le clan ne lacceptait pas. Par
la puissance des souvenirs, celle (Morgane Fourcault) quil pleure en
silence vient lui rendre visite, telle une joyeuse réminiscence.
Inadapté à sa famille et à la société,
il finit par quitter le monde des chiens après un concours jugé
avilissant. Il décline les dommages et intérêts
proposés par la société constructrice de lascenseur,
ne voulant en aucun cas évaluer la mort de sa fille en argent
trébuchant. Didier Bezace interprète lui-même lavocat
débonnaire de la société responsable de laccident,
avec la clairvoyance dun homme qui semble être le seul à
comprendre et tenter de protéger Sneijder.
Les portes dascenseur ont beau souvrir à intervalles
réguliers sur des éléments du décor laissant
entrevoir les brides de la vie extérieure, le salon, la boutique de
lagence "Dog walk", le bureau de lavocat de la compagnie
dascenseurs, Paul, enfermé du dehors par lattitude des
autres, est entré en résistance et refuse définitivement
de coopérer.
Une voix off, qui est celle du protagoniste, telle une confidence, accompagne
cette traversée dont le combat sannonce impossible. Elle livre
au spectateur ses sensations, ses émotions et son observation aiguë
du monde aux prises avec "Les Accommodements raisonnables" - autre titre
dun roman de Jean-Paul Dubois - dune vie conformiste.
La pièce rend bien lunivers glauque et noir dans lequel
dérive Paul en pleine crise existentielle. Incompris parce que trop
lucide et trop libre en lui-même, refusant lhypocrisie et la
normalisation, il sera interné en psychiatrie, tel un chien docile
quon enferme dans un chenil. Il est devenu "Le Cas Sneijder".
Cats / Theothea.com le 18/03/17